Vincent Michel

Saint-Bertrand de Comminges    Édition 2010

L’idée

Pourquoi un concours ?

Il y a une trentaine d’années, le lieu, l’orgue et les Festivals du Comminges me fascinaient.

Le premier endroit où je me rendis dès que j’eus mon permis de conduire, c’est Saint-Bertrand de Comminges.

Jamais, cependant, je ne m’étais douté qu’un jour j’y ferai concourir une de mes compositions.

Suite à quelques échanges de mails sur les orgues, me voici de nouveau à Saint-Bertrand, virtuellement cette fois, sur le site du Festival du Comminges.

Ni une ni deux, je demande la documentation du concours, nous sommes le 27 novembre 2009.

Le 25 janvier 2010, alors que j’ai oublié ma demande (!), une réponse me parvient.

 

L’idée de présenter une œuvre à ce concours de composition me paraissait soudain très pertinente. Comme si cela coulait de source. J’aime l’orgue depuis longtemps, et il me semblait avoir acquis une maîtrise assez approfondie de la composition. Bref, un coup d’orgueil et de modestie mélangés : je savais avoir ma chance et, dans le même temps, j’acceptais l’éventualité de me faire descendre en flamme.

Quoi qu’il en fût, le moment était peut-être venu de me mesurer à mes semblables et de me « mettre la pression » comme le disait mon délégué régional de la SACEM.

Bien sûr, lorsqu’on écoute les pièces de ma page musique, on peut s’étonner que je décide maintenant de composer pour orgue seul : ni synthés, ni effets spéciaux, ni basse, ni batterie, ni groove-box…

Bon, je n’en ferai aucun commentaire.

La pièce

Hypothèse Archange

L’une des idées fondatrices du projet était d’élaborer du « savant invisible », puisque le premier travail de l’intelligence est de réduire la complexité.

Une autre idée, loin d’être nouvelle puisque de tout temps les compositeurs se sont nourris du folklore de leurs époques, consistait à puiser dans les musiques actuelles — et pourquoi pas aussi dans la musique contemporaine.

Hypothèse Archange
Partition côté jury
Hypothèse Archange
…et côté organiste

Sans faire de citation explicite, puiser des bouts de thèmes d’une affligeante pauvreté et désespérément récurrents, des effets simples et familiers de racks électroniques. Évoquons aussi quelques tournures typiques de séquenceurs.

Enfin, ce que j’appelle pour moi-même « l’azimut brutal » propre aux musiques savantes d’aujourd’hui, une ligne purement intellectuelle, logique, systémique, défiant les anciens canons réac d’esthétique comme le ferait un trait à la règle sectionnant une carte des Pyrénées. Des clichés, ni plus ni moins ; mais saisis dans leur essence plutôt que dans leur représentation primaire.

L’idée était donc de faire du « savant invisible » avec tout cela.

 

Enfin et surtout : je devais faire sonner l’orgue. Il était clairement demandé de le mettre en valeur. Alors j’ai fait cela à la manière du luthier, non avec des accords de 12 notes et des clusters de 50, tous jeux tirés. Selon moi, faire sonner l’orgue ne signifiait pas d’en faire cracher un maximum de décibels mais plutôt de tirer parti de ses particularités sonores, des mélanges possibles qu’il permet, et de le faire pour servir la musique.

Je veux encore croire que le savant doit demeurer au service d’un langage artistique simple et intelligible, non l’inverse. J’espère qu’Hypothèse Archange l’illustre sans s’essouffler, en flirtant même avec un certain minimalisme.

 

Au sujet du titre

Dès le début, je savais que les discours entremêlés de cette pièce délivraient un message teinté d’autorité sereine mais transcendantale. On peut donc avancer l’hypothèse que celui qui délivre un message ne souffrant aucune discussion et venant de très haut soit un archange.

Cela semble simple, mais je n’ai pu me le formuler clairement que quelques jours avant le deadline du concours.

Enregistrement effectué dans la nuit du 16 au 17 juillet 2010,
la veille de la finale
Télécharger la partition

L’organiste

Alexandra Bruet — grâce, tension et perfection

N’étant pas organiste moi-même, il me fallait trouver quelqu’un qui accepte de travailler, d’enregistrer, et de jouer en public Hypothèse Archange.

Mes conditions étaient simples et dures : je ne pouvais pas subvenir à une rémunération, je prenais par contre en charge l’hébergement sur place en demi-pension jusqu’en finale quoi qu’il advienne, et s’il y avait un prix, nous le partagions.

J’ai contacté directement trois organistes que j’avais repérés pour leur esthétique, leur charisme et leur enthousiasme. Trois autres organistes ont été contactés par l’intermédiaire de musiciens que je connaissais. Seul Jean-Charles Robin-Gandrille, titulaire de l’orgue très récent de l’église d’Auvers-sur-Oise, et déjà lauréat du concours, me donna un accord partiel.

Finalement, c’est une amie d’amie qui en a parlé à Alexandra Bruet, laquelle a immédiatement accepté le challenge sans avoir lu mes premières notes ! Cela valait tout de même que je lui dédie la pièce.

Je suis aujourd’hui convaincu que je ne pouvais pas faire meilleure rencontre.

Hypothèse Archange
Hypothèse Archange
Hypothèse Archange

Il faut savoir qu’Alexandra est par ailleurs secondée de main de maître par l’excellent Pierre-Marie Bonafos qui a été tout au long de ce long parcours un coach infatiguable, inspiré et gagneur.

Elle se produit régulièrement en duo (notamment avec le duo Ma Non Troppo), en accompagnement de chœurs, en solo : en 2004, dans le cadre du Festival « Toulouse les Orgues », en 2005 avec l’Orchestre de Chambre de Toulouse…

En 2009, elle a interprété le concerto pour orgue, timbales et orchestre de Francis Poulenc lors de l’inauguration du grand orgue de la Basilique d’Argenteuil.

Et n’oublions pas, en juillet 2010, elle permet à ma composition Hypothèse Archange de remporter un troisième prix lors de sa création à Saint-Bertrand de Comminges.

Son témoignage

J’aurais pu regretter la carence d’accueil et d’organisation du concours, mais la bonne ambiance entre les finalistes — qui changeait des concours habituels — a permis de passer outre les petits inconvénients et pertes de temps.

Le facteur d’orgue, toujours à l’écoute, a fait un travail remarquable entre chaque épreuve, et même pendant puisque pour certains, il a aussi été un registrant flegmatique et efficace ; bravo à Bernard Raupp.

Hypothèse Archange est une très belle pièce. À l’écoute du MP3 de démo elle m’a paru évidente à jouer, n’était-ce la fugue. La lecture de la partition ne soulevant pas de difficulté particulière, c’est seulement lors du travail proprement dit que j’en ai découvert toute la complexité. Certaines parties ne sont pas évidentes à maîtriser mais, une fois sues, quel bonheur et quel plaisir à jouer ; tout paraît limpide… Un beau travail d’écriture, très original, loin de certains exercices de style que nous avons pu entendre durant ce concours.

Quant au compositeur, il a été aux petits soins avec moi, et dans une totale confiance de mes choix d’interprétation. Beaucoup de visions communes des choses ; une belle rencontre, rarissime, une collaboration qui ne peut que se poursuivre…

L’orgue

Le grand baroque — une vision de Pierre Lacroix
Extraits du site Orgues en France et dans le monde

Le buffet compte parmi les plus importants de France avec sa hauteur de 16 mètres et son envergure de 10 m.

L’orgue comprend 2 hautes tourelles latérales avec cul-de-lampe à 3 consoles. La boiserie comporte 4 étages. Il est juché sur un entablement soutenu par cinq colonnes cannelées de style corinthien, supportant un plafond richement décoré d’entrelacs, de caissons et orné de culs-de-lampe. Sur cet entablement à l’antique repose le soubassement de l’orgue, ceint d’une tribune formée d’arcs à l’enseigne de la coquille Saint-Jacques et rehaussée de pilastres cannelés. Le centre de la tribune présente une saillie en forme de chaire polygonale où se logent la console et l’organiste.

[…]

La puissante tourelle centrale renferme les 7 premiers tuyaux du principal de 16 pieds. Les plate-faces (à deux étages), les tourelles alternativement rondes et en tiers-point sont fermées dans leur partie supérieure par de riches claires-voies surmontées d’une large moulure et de cinq clochetons à étage. Du sol jusqu’au sommet de la statue qui surplombe le centre, le buffet atteint près de vingt mètres de hauteur. On accède au niveau de la console par un élégant escalier Renaissance à vis qui englobe sur son flanc la chaire.

Composition
Grand-Orgue Écho Positif Pédale
Montre 16' Bourdon 8' Montre 8' Bourdon 32'
Montre 8' Flûte à cheminée 4' Bourdon 8' Flûte 16'
Bourdon 8' Doublette 2' Prestant 4' Flûte 8'
Prestant 4' Nazard 2 2/3' Flûte à cheminée 4' Flûte 4'
Tierce 3 1/5' Tierce 1 3/5' Nazard 2 2/3' Bombarde 16'
Nazard 2 2/3' Sifflet 1' Doublette 2' Trompette 8'
Doublette 2' Régale 16' Tierce 1 3/5' Clairon 4'
Fourniture V Larigot 1 1/3'
Cymbale IV Fourniture IV
Cornet V Cymbale III

Le concours

Des premières notes… aux dernières
Chronologie

Le mercredi 27 janvier 2010 vers 16 heures 30, alors que d’autres pièces présentées à ce concours avaient déjà été jouées en public, je pose les toutes premières notes d’Hypothèse Archange : MI-MI. Sur un 6/4 très étiré par des points d’orgue. On entendrait l’orgue, mais aussi la cathédrale qui, à mon sens, fait partie de l’orgue.

Le 14 février dans la soirée, je reçois le premier mail d’Alexandra Bruet, avec son CV en pièce jointe, me demandant de consulter la partition. Le 16, je ne suis en mesure de lui faire entendre que la première minute, et le 4 mars j’envoie une partition des trois premières minutes. Hypothèse Archange durera 10 minutes.

Les 6 et 7 avril, je suis à Saint-Bertrand de Comminges. Il me fallait m’imprégner des sonorités, examiner les registres, situer leurs positions et enregistrer mes impressions sur l’ensemble de l’instrument, son équilibre avec la nef, les éventuelles difficultés ou spécificités qu’il présentait. Et surtout, vérifier la validité et l’intérêt du passage composé pour la Grosse Tierce et donc écrit comme pour un instrument transpositeur. Élisabeth Amalric, titulaire de l’orgue, m’avait aimablement accordé quelques heures à la tribune. Je dois ici la remercier, car elle était alors souffrante de la grippe A.

À partir de mi-avril commencent différents essais de mise en page de la partition ; tout est écrit.

Les dernières modifications de la composition datent du 19 avril 2010 à 3 heures 45 (du matin).

Dans les nuits des 27 et 28 avril nous enregistrons la pièce sur un orgue à deux claviers et évidemment sans jeu de Grosse Tierce, en l’église Notre-Dame-de-l’Assomption d’Auvers-sur-Oise.

Les dernières modifications apportées à la partition datent du 6 mai dans l’après-midi. La partition et le CD audio arrivent le 10 sur le bureau de Cécile Garcia, secrétaire du festival et du concours. Pile le jour limite.

Le 16 mai, je termine la composition de Youn, mais cela est une autre histoire.

Le 10 juin, Cécile Garcia m’informe par courriel que mon œuvre figure parmi les huit retenues pour la demi-finale, sur les dix-neuf qui ont été présentées. Dans l’heure qui suit, Alexandra reprend le travail. Nous inversons les mains sur des systèmes entiers, afin d’adapter la partition aux trois claviers et reprendre le vrai jeu de Grosse Tierce.

Le 5 juillet Alexandra craque. Son pauvre vieux Johannus opus 20 ne fait plus l’affaire. Il lui faut trois claviers pour travailler. Et tout de suite. Trois jours plus tard, c’est un OSL P200 version 2010, avec marches en ébène et feintes de chêne, qui débarque dans sa maison.

Le jeudi 15 juillet, la demi-finale se déroule en concert public ; et la finale a lieu le samedi 17 dans les mêmes conditions. Entre-temps l’Espagne a gagné autre chose de son côté. Et ce même jour, Bernard Giraudeau nous quittait.


Enregistrement à Auvers-sur-Oise

L’enregistrement a été effectué à Auvers-sur-Oise dans l’église Notre-Dame-de-l’Assomption immortalisée par Van Gogh. Merci à Jean-Charles Robin-Gandrille, titulaire de cet orgue de 30 jeux d’esthétique post-classique, à deux claviers de 56 touches et pédalier. Bernard Hurvy l’a contruit en 2006 sur une composition établie par Thierry Escaich, et en assure l’entretien régulier.

Le son était sec et puissant ; une esthétique à laquelle je ne m’attendais pas dans un tel lieu mais qui correspond à cette époque où j’ai vu se développer les instruments en composite fibre de carbone, donc parfaitement inscrite dans l’histoire organologique contemporaine.

Le buffet de chêne doré est bien mis en valeur par un éclairage aux fibres optiques des boiseries.

Église d’Auvers-sur-Oise Orgue d’Auvers-sur-Oise, conçu par Thierry Escaich, construit par Bernard Hurvy Alexandra groove sur l’Archange

Les quatre finalistes au pied de l’orgue

Les quatre finalistes ont accepté de poser devant l'escalier qui condiut à la console; tous des gens extraordinaires auprès desquels il me semblait faire figure d’imposteur.

…à gauche sur la photo, l’organiste • à droite, le compositeur…

1er prix
Konstantinos Alevizos
2ème prix
Guillaume Brucelle
3ème prix
Vincent Michel
Yui Kakinuma
Prix de la Fondation Marcelle et Robert de Lacour pour la musique et la danse

Les membres du jury

…je n’ai malheureusement pas de photo du président, monsieur Pierre Lacroix…


La poignée de mains

Et tout ça pour quoi ?

Une poignée de mains et mille euros.

À l’instant où Jean-Patrice Brosse me remet le symbolique papier, où le public et les membres du jury applaudissent, je pense à Alexandra Bruet qui a joué de manière remarquable, et me dis que c’est elle qui le mérite, ce prix, et que moi, ce n’est pas pour quatre notes qui me sont dictées de l’au-delà…


La gavotte

Juste après la remise des prix, et avant même que l’on sorte dans le cloître pour un excellent kir bien mérité, Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin et Thierry Huillet sont venus me questionner :

— Quel est votre parcours ?

— Pourquoi ce titre très fort ?

— Comment composez-vous, à l’oreille, avec un clavier… ?

— Et alors… et alors… pourquoi donc cette gavotte ?!!!

Ils étaient très intrigués et heureux de me dire qu’ils avaient beaucoup aimé la pièce. J’ai été intéressé d’apprendre qu’à la seconde écoute, elle leur avait semblé plus lumineuse, plus vive. C’est une constante de mes musiques : la seconde écoute est plus convaincante. Mais dans ce monde où tout doit aller si vite… Toujours est-il que c’est ma partition que quelques organistes ont voulu voir, y compris parmi les finalistes.

Mais à Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin et Thierry Huillet, je n’ai pas su donner toutes les réponses, et je ne le saurais pas davantage maintenant. Interrogez-moi sur ma musique, je ne saurai répondre qu’avec de la musique.

Thierry Escaich a évoqué l’originalité et la qualité d’écriture d’Hypothèse Archange… et bien sûr ma gavotte.

Enfin, j’ai voulu échanger quelques mots avec Jean-Patrice Brosse. Il a insisté aussi sur le rôle de la subjectivité dans l’attribution des prix, et a observé, plutôt amusé en même temps qu’embarrassé, que les débats du jury avaient été longs parce que le premier prix devenait le troisième et le troisième le premier, et que ça n’a pas arrêté de tourner tant il était difficile de trancher. Une franchise que j’ai appréciée.

Alors voici quand même un court extrait de cette gavotte, peu avant la fin lorsqu’elle est reprise en contrepoint avec le thème initial :


En guise de conclusion

Il s’agissait de la troisième édition de ce concours qui semblait avoir lieu tous les deux ans.

Ces quelques jours ont bien sûr été des moments intenses ; ils compteront sans doute dans la vie des compositeurs et musiciens qui y ont participé.

Je veux remercier les membres du jury, et plus vivement le président Pierre Lacroix pour cette initiative et l’engagement qu’elle implique.

Même si dans les faits nous avons tous ressenti comme une sorte de désintérêt, voire de désinvolture à notre égard – nous autres artistes égocentriques et présomptueux – il n’en demeure pas moins que dans le fond, nos compositions intéressent, intriguent et se font respecter.

Ce concours nous montrait, par le peu de règles qui l’encadrait, que nos musiques sont nécessaires à la vie de la musique, comme à la vie de l’orgue de la cathédrale de Saint-Bertrand.

Et cela me va.